L'hippocampe de Proust
Article paru dans le Monde 14.07.08, dans la série "Les Métamorphoses de la mémoire" par Hervé Morin
Longtemps, science et littérature ont fait chambre à part. Marcel Proust les a réconciliées. Outre la montagne d'exégèses qu'a suscitée son oeuvre, le "phénomène proustien" a engendré une foule d'analyses psychologiques et neurobiologiques. Ce "phénomène" c'est bien sûr celui attaché à l'épisode de la madeleine, relaté au début d'A la recherche du temps perdu: le narrateur, goûtant chez sa mère un biscuit trempé dans du thé, est soudain assailli par une vive émotion. Intrigué, il cherche en lui-même et découvre la cause de ce trouble. Le voilà transporté des années en arrière, le dimanche matin à Combray, lorsque sa tante Léonie lui offrait un morceau de madeleine trempé dans son infusion de thé.
Souvenir en apparence ténu, anodin. "Mais, écrit Proust, quand d'un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l'odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l'édifice immense du souvenir."
"J'ai tout un dossier d'articles qui tentent de réinterpréter scientifiquement cet épisode", témoigne la neurobiologiste Pascale Gisquet (CNRS - université Paris-Sud), qui a bien voulu mettre ses archives à notre disposition. "J'ai moi-même été très inspirée par Proust", confesse-t-elle. Etrange attrait... Le premier réflexe des scientifiques est de se défier d'un témoignage subjectif. Mais Proust fascine les spécialistes de la mémoire. Sans doute, avance le neuropsychologue Francis Eustache (Inserm-université de Caen), parce que "ce visionnaire a eu bien avant nous l'intuition que la mémoire est au centre du psychisme : elle permet cette rencontre intime avec soi et avec l'autre, présent ou absent". Peut-être aussi parce que chacun de nous, un jour, a cru mordre dans sa "madeleine"...
Qu'a donc découvert la science de ce qui, dans la tête d'un Proust, mais aussi sous nos crânes, abrite les souvenirs, les entretient et les ressuscite ? "On sait des choses, mais on en ignore plus encore, prévient Serge Laroche, du laboratoire de neurobiologie de l'apprentissage, de la mémoire et de la communication (CNRS-Paris-Sud). La science de la mémoire est très jeune et porte sur un organe longtemps resté inaccessible, le cerveau." Depuis un siècle, les scientifiques ont compris que celui-ci est organisé en ensembles interconnectés, et que son unité cellulaire de base est le neurone. Le neuroanatomiste espagnol Santiago Ramon y Cajal (1852-1934) avait supposé que les modifications de "protubérances" neuronales étaient responsables de la mémorisation. Ses successeurs lui ont donné raison.
Chaque neurone est en effet capable de transmettre de l'information, sous la forme d'influx électrochimiques et de synthèses moléculaires, et d'entrer en contact avec des milliers d'autres. Ces points de contact, les "protubérances" de Cajal, ce sont les synapses. Les études sur l'animal ont montré que leur activité peut être renforcée, voire qu'elles peuvent se multiplier au fil de l'apprentissage, et ce de façon durable. Leur remodelage à long terme implique des cascades complexes de gènes. "Sur des souris mutantes, on en a déjà identifié 165 qui jouent un rôle dans le fonctionnement synaptique", dit Serge Laroche.
Avec un milliard de millions de connexions, la combinatoire de ces réseaux est hallucinante ! Qu'est-ce donc qu'un souvenir, dans cette jungle neuronale ? "Il serait un motif particulier d'activation cellulaire de réseaux neuronaux", répond Serge Laroche. Concrètement, chacun des sens du jeune Marcel entraîne l'activation d'une portion du cerveau. Tout un réseau neuronal est impliqué. Les noeuds de ce réseau, les synapses, sont renforcés par ces perceptions. "A chaque souvenir correspond un réseau qu'il faut activer pour se le remémorer", avance Serge Laroche.
"Pour ce qui est de la mémoire simple, comme modifier des réflexes d'évitement d'un organisme basique tel que l'aplysie, un escargot de mer que j'ai étudié, nous comprenons très bien ce qui se passe, dit l'Américain Eric Kandel, Prix Nobel de médecine en 2000. Mais pour des choses plus complexes comme l'odorat, modalité sensorielle très vaste, combinée parfois avec la perception visuelle, c'est plus compliqué. Nous ne comprenons pas exactement comment tout cela est traité au niveau de l'hippocampe."
L'hippocampe ! Depuis un demi-siècle, cette structure profonde du cerveau fait l'objet de tous les soins des spécialistes de la mémoire. Comme souvent, c'est un cas clinique qui a tout déclenché. En l'occurrence, H. M., un jeune Américain épileptique qui a subi en 1953 une ablation de l'hippocampe et d'une portion des lobes temporaux, censée mettre fin à ses crises. Depuis lors, H. M. est prisonnier du temps : ses souvenirs, dégradés, se sont figés à la période précédant son opération. Ses capacités intellectuelles sont intactes, mais il est incapable de retenir une information nouvelle plus de quelques secondes. Sans mémoire, impossible de construire l'avenir.
La psychologue Brenda Milner a pu montrer que son amnésie n'était pas absolue : H. M. a bien enregistré que ses parents étaient morts, et que Kennedy avait été assassiné, sans doute en raison de la charge émotionnelle de ces événements. Il a aussi pu apprendre à recopier un motif en le regardant dans un miroir, un savoir qui mobilise la mémoire inconsciente. Mais après des décennies de consultations, il ignore toujours qui est Brenda Milner !
Grâce à H.M., grâce aussi aux psychologues expérimentaux, les sciences cognitives distinguent plusieurs types de mémoires, reliées par des passerelles cérébrales qui restent à identifier. D'un côté, la mémoire à court terme, ou de travail, de l'autre celle à long terme. Celle-ci peut être implicite ou procédurale. Elle nous permet de faire du vélo "insconsciemment", ou à H.M. de dessiner dans un miroir. La mémoire à long terme peut aussi être explicite (consciente). Raffinement supplémentaire, on ne confond pas dans cette dernière ce qui est sémantique (connaissance: Combray n'est pas éloigné de Guermantes) et ce qui est épisodique (histoire personnelle: "j'allais voir tante Léonie le dimanche matin").
Pour mieux cerner cette mémoire autobiographique, l'équipe de Francis Eustache a interrogé des femmes de 65 ans sur leur passé. "Quelle que soit l'ancienneté du souvenir évoqué, la période de vie concernée, c'était bien l'hippocampe qui était activé", indique le chercheur. Et la madeleine, quel est son rôle ? C'est la clé sans laquelle le passé serait resté perdu : "Il dépend du hasard que nous le rencontrions avant de mourir, ou que nous ne le rencontrions pas", écrit Proust. Son narrateur eut plusieurs fois la chance de tourner cette clé : à Guermantes, un pavé disjoint le projette en pensée sur les dalles inégales de la place Saint-Marc, à Venise. Ou le tintement d'une cuillère le transporte vers un sous-bois, où son train avait stoppé jadis.
Les chercheurs ont préféré s'intéresser aux odeurs. Celles-ci sont supposées souveraines pour ouvrir "ces vases disposés sur toute la hauteur de nos années", comme l'écrit Proust, où sont encloses autant de sensations passées. L'aromachologie (la psychologie de l'olfaction) tente de déterminer leur rôle dans la ressuscitation des souvenirs anciens. En laboratoire, les odeurs ne sont pas un indice très puissant dans des tests de mémorisation où elles sont associées à des chiffres, des images ou des actions. Au point que le psychologue expérimental Alain Lieury (Rennes-II) soupçonne que plus que l'odeur, "c'est peut-être la vue de la madeleine qui fut efficace".
Une expérience conduite par John Aggleton et Louise Waskett (université de Cardiff) autour d'un musée de la ville de York consacré aux Vikings montre pourtant leur puissance d'évocation. L'exposition associait une fragrance particulière à chaque scène présentée - terre, bois brûlé, viande... Un interrogatoire, auquel ont été soumis des visiteurs six ans après l'avoir parcourue, a montré qu'en présence de ces odeurs, ils étaient capables de se souvenir de détails plus nombreux (+ 20%) que lorsqu'on les aspergeait - ou non - d'autres parfums.
De telles observations ne cernent pas réellement le "phénomène proustien", qui implique l'évocation, chargée d'émotion, de souvenirs forts anciens. Simon Chu et John Downes, de l'université de Liverpool, ont exposé des sexagénaires à des odeurs ou à des indices verbaux, et leur ont demandé de décrire les expériences passées qui leur venaient. Alors que les mots évoquaient des souvenirs datant de la période où les "cobayes" avaient de 11 à 25 ans, les réminiscences induites par les odeurs remontaient à leur petite enfance, à l'âge où l'on se voit offrir des madeleines.
Récapitulons : le jeune Marcel - en faisant l'hypothèse que Proust s'est inspiré d'événements réels - va le dimanche grignoter une madeleine chez sa tante. Cette expérience multisensorielle renouvelée se traduit dans son cerveau par une poussée de connexions neuronales, impliquant des phénomènes à la fois électrochimiques et la production de protéines, qui stimule et renforce durablement certains circuits. Ceux-ci vont constituer un souvenir, "stocké" dans l'hippocampe. Des décennies plus tard, une saveur oubliée réactive ce réseau délaissé, d'abord sous la forme d'une émotion sans objet, qui dans l'écheveau des neurones finit - miracle ! - par trouver son origine, faisant le pont entre l'affection toujours présente de sa mère et celle, retrouvée, de sa tante disparue. Le reste est littérature : "Tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé"...
Prochain "épisode": Cet étrange sentiment de déjà vu..
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